Jeunes aidants naturels

Sa vie déjà tracée

Jessie*, 24 ans, est catégorique : elle ne veut pas d’enfants. Trop compliqué. « Mon rôle d’aidante ne va pas en diminuant. Quand la santé de ma mère dépérira, je ne la laisserai pas tomber. Si j’ai un enfant, qui en paiera le prix ? » Elle s’exprime sans amertume, plutôt résignée. Comme si sa vie était déjà toute tracée.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Jessie a veillé sur sa mère. Elle est enfant unique et ses parents se sont séparés alors qu’elle venait de célébrer son 8anniversaire. Son enfance s’est rapidement dissipée, enfouie sous les soucis. Sa mère souffrait déjà d’un diabète mal maîtrisé et d’asthme. Au fil des années, des troubles cardiaques et une polynévrite sévère sont venus alourdir son bilan de santé. Elle a aussi été victime d’un grave accident de voiture.

Rapidement, Jessie a eu des préoccupations qui n’étaient pas de son âge. Chaque matin, elle devait réveiller sa mère, s’assurer qu’elle se porte bien. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle a téléphoné à l’hôpital pour trouver sa mère, pour donner des détails sur son dossier médical. Lors d’interventions chirurgicales, elle l’a accompagnée à quelques reprises. A nettoyé ses plaies. A cuisiné et a fait le lavage.

« Je ne me donnais pas le droit de m’amuser. Je suis rapidement devenue une petite adulte », se souvient-elle.

À l’école secondaire, elle refusait d’ailleurs de participer aux sorties scolaires. Du superflu. « Mon côté enfantin a longtemps été écrasé. Je lui permets de ressortir aujourd’hui. » Quand il pleut, il lui arrive de sortir sous la pluie pour le plaisir d’être trempée jusqu’aux os. Elle adore marcher pieds nus dans la boue. Elle s’est procuré un assortiment de crayons de couleur et dessine sans canevas ni censure. Des petits bonheurs.

DIFFICILE IDENTIFICATION

Malgré l’évidence, Jessie a mis du temps à réaliser qu’elle était une proche aidante. Le déclic s’est fait à 18 ans, à l’occasion d’une rencontre fortuite avec une aidante plus âgée, membre du Regroupement des aidants naturels du Comté de l’Assomption. « Mon cheminement a été long et complexe. » Il faut dire que sa mère a toujours nié la relation d’aide qui les unissait. « Elle est invalide, mais autonome. Elle se sentirait diminuée si elle admettait avoir besoin de mon aide. Pour elle, tout ce que je fais est normal. J’ai ainsi été programmée à le penser, à m’oublier. »

Au fil des ans et des expériences, Jessie a acquis de façon précoce une débrouillardise, une maturité et une générosité qui façonnent sa personnalité. « Je ne tolère pas les inégalités et l’injustice. Je suis très protectrice envers ma mère, mais aussi envers les plus démunis. » Elle n’hésite pas à montrer les dents, malgré sa propre vulnérabilité.

Elle a vécu un stress post-traumatique qui a laissé des séquelles. « Des bribes de ma vie ont été effacées. Je suis incapable de me rappeler mon enfance en séquences chronologiques. » Elle souffre aujourd’hui d’anxiété. « Mon rôle d’aidante vient avec une pression continuelle. C’est cyclique, mais les cycles sont de plus en plus courts et les répits de plus en plus brefs. »

En grandissant, elle a trouvé son réconfort à l’école. Elle a réussi à calmer ses angoisses la tête plongée dans les livres. Finissante collégiale en environnement, elle compte poursuivre des études universitaires supérieures à temps partiel. « Je suis une studieuse extrême, ça me permet d’arrêter de penser. » Elle a néanmoins parfois du mal à se concentrer. Dès qu’elle a une pause ou une période libre, elle appelle à la maison. « Je peux valider plusieurs fois par jour pour avoir la tête tranquille. »

COUPER LE CORDON

Alors qu’elle a la vie devant elle, Jessie hésite à se lancer. Elle a un copain avec qui elle aimerait emménager, mais elle peine à quitter le modeste appartement qu’elle partage avec sa mère. « J’ai encore beaucoup d’hésitations à partir. Quand je partirai, ma mère devra se trouver un logement à prix modique. Je ne veux pas la mettre dans l’extrême pauvreté, mais je veux faire ma vie. Le cordon a été entretenu trop longtemps. »

Actuellement stagiaire, elle cherche activement un emploi dans son domaine. À moins de 45 minutes de la maison. Quand elle postule, elle fait à tout coup le calcul sur Google Maps. « Ça réduit mes chances, mais je ne peux me permettre de m’éloigner. » Elle rêve d’un patron conciliant et d’un bon salaire. « Ma mère ne vivra pas vieille, elle me le répète souvent. Je devrai m’absenter au gré des urgences. Le marché du travail n’est pas adapté aux aidants. »

Jessie aimerait gagner suffisamment d’argent pour que sa mère ne manque de rien. « Comme tout aidant, je contribue financièrement. J’ai participé à l’achat de sa voiture, je paie pour tous les extra santé. Mais je sais que le pire est à venir. »

Ça fait beaucoup sur les épaules d’une jeune femme. N’empêche, Jessie a encore des doutes sur son rôle. En fin d’entrevue, elle hésite. « Ma mère m’a dit que je vous ferais perdre votre temps. Peut-être que je ne suis pas assez aidante pour votre reportage ? »

* Seul le prénom est publié, la famille souhaitant garder l’anonymat.

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